j’ai eu peur de toi. de ta voix caverneuse et de ton corps malade dont je me demandais comment il pouvait encore faire surgir de tels élans d’amour. je voyais la mort partout en toi. et vraiment, au premier regard, je ne plaisante pas, au premier regard, lorsque je t’ai vue, dans ma tête est apparue une corde, une pièce étroite, une grande lumière blanche, et je te jure que j’ai vu que tu voulais mourir, à ce premier regard je me disais, mais bordel elle veut mourir et je me rappelle m’être demandé si tu étais vivante, la mort était partout sur toi, je voulais vraiment que tout le monde se taise, qu’il y ait du silence et qu’on te laisse te reposer, parce que tu n’avais plus les forces et tu vivais encore comme une jeune fille, tu avais encore des rêves d’enfant, des projets pour mille ans, je me disais quelle folie, elle va mourir, elle se crève il faut qu’elle arrête de parler, elle se fatigue. son âge biologique est dépareillé à son âge social. devenir parent aide c’es sûr à modérer l’utilisation de son énergie, parce qu’on ne veut pas crever pour ses gosses. que ne l’ayant jamais été tu es restée au stade immature de l’adolescence et de sa crise. certains n’ont guère besoin de cela pour se modérer mais ils n’ont certainement pas ton système dopaminergique.
j’ai regardé la vidéo que je t’avais promis de supprimer, tu sais, celle où tu parles aux étudiants pendant quelques heures et où ils t’écoutent attentivement. ça n’est pas par malhonnêteté que je l’ai gardée, c’est seulement que j’ai oublié de la supprimer. au moment du départ, les choses se sont enchaînées très vite. je me souviens de chaque image, de chaque visage, de chaque scène, ce long retour silencieux dans la caisse avec 3 étudiants où je pensais à mille choses à ma séance de séminaire de mardi prochain quel délire. j’aimerais que mon inconscient sache faire le travail de tri parmi ce flot trop dense de souvenirs trop précis et me les présente sous la forme sublimée d’un poème, d’une chanson ou d’une caresse. mais tout reste dans la tête au stade de l’enregistrement photographique, les jours empilés comme des pièces de lego ne parviennent pas à former de mosaïque.
j’ai regardé la vidéo où tu parles installée au seuil de la cheminée sur une chaise en bois grinçante. tu voulais alors que le monde entier te regarde et tu prenais ce public d’étudiants en métonymie de l’univers. leur admiration était facile à obtenir. ils n’avaient pas de comparant. tu étais leur première mandarine.
ils sont dispersés dans la pièce, répartis sur les trois canapés, quelques chaises. ils sont absorbés par ta voix lente et craquelée dont on entend qu’elle vient de la gorge et dont il est évident qu’elle est déjà d’outre tombe. je me souviens alors du sentiment que j’éprouvais en faisant l’expérience ton pouvoir de fascination. je me disais, “tiens, c’est fou, les mandarins, comme ils savent intéresser sans rien dire. ils leur suffit de parler pour intéresser.” car les étudiants étaient captivés par toi comme s’ils voyaient une relique un dernier témoignage. je pouvais aussi me laisser prendre mais non c’est comme avec la mal bouffe
mais je me souviens aussi que ta voix enrobait d’un voile sombre tout ce qui l’atteignait et je m’inquiétais de voir les étudiants regarder sans frémir et sans vertige ce puits sans fond.
souvent, le discours revenait à toi, aux Kasua qui t’appelaient maman, et peut-être que tu aurais souhaité que les étudiants aussi t’appellent maman. tu souffrais. tu souffrais je le sais.
parmi cette audience qui t’écoute, il y a une figure qui dissone, en chemise orange, au bord droit du cadre.
et cette figure c’est moi. je ne l’aime vraiment pas, je la trouve arrogante. je me souviens de ce qu’elle se disait intérieurement : “comme c’est lent quand elle parle, on y comprend rien. c’est si banal et si prétentieux. qu’est-ce qu’elle fait donc ? qu’est-ce qu’elle produit de pensée ?” je pense que je n’ai pas saisis que tu souhaitais transmettre par l’exemple et par l’amour ou bien si mais cela m’inquiétait parce que tu n’étais pas bonne à prendre en exemple et que si tu souhaitais jouer l’excentricité géniale il aurait fallu que tu sois géniale mais tu étais surtout vaniteuse (ce qui peut tromper au premier regard c’est vrai). c’était autre chose qu’un cours. Gagou croyait deviner en moi un mépris que je n’éprouvais pas. mais je pense qu’elle avait en partie raison, qu’il y avait en moi un mépris qui me limite et qui est plutôt expression de timidité que véritable rejet, ou sentiment de supériorité.
lorsqu’une personne meurt, elle a raison contre tout le monde. elle fait la leçon.
je t’ai beaucoup détesté et j’ignore si l’amour que je te porte désormais est celui que l’on donne par politesse aux morts, ou bien s’il était là, présent de manière latente. que ta mort m’aurait forcé à le regarder en face, à faire l’état des lieux de mes affects, à trouver ridicules les pudeurs et les mises à distance que je manifestais en ta présence.
n’y a t-il pas de la mauvaise foi dans cette manière qu’ont les vivants de se souvenir des morts sous leur meilleur jour, voire, une manière mesquine de se donner bonne conscience ? je ne crois pas. je crois que la disparition d’une personne éveille l’empathie radicale, elle transforme le cœur.. alors, cette personne devient comme un soleil qui triomphe de l’écharpe crémeuse du nuage et change soudain l’aspect du paysage. soudain, j’ai vu le monde comme tu le voyais.
je ne supporte pas les sentiments négatifs que tu m’as inspirés. je me suis certainement trompé sur toi et je me suis interdit de te connaître.
je n’ai pas supprimé cette vidéo, ça n’est pas pour en faire usage. je veux la garder encore un peu pour essayer de te connaître.