j’écrirai de toi encore quelques temps peut-être pour t’écouter
il faudra pour cela regarder derrière honnêtement

mais donner à cette rencontre posthume
l’unité d’une œuvre d’art ou d’un drame en trois actes
serait c’est sûr mal ordonner les lianes de la vie affective
entre lesquelles on se perd comme dans une
jungle
une conversation avec toi dérive
s’élance
elle a son bruit

et son silence

je me souviens de ta dernière étreinte. je terminais une partie de ping pong que je jouais sans énergie avec un de tes étudiants, j’avais chargé les deux roues de carrosse dans ta voiture, celles que j’utilisais comme des poids pour travailler mes épaules et que Luis voulait utiliser pour une œuvre d’art mais tu peux les prendre y’a pas de souci. et lorsque le les chargeais dans le coffre de ta voiture sale, tu t’exclamais rayonnante “ça c’est du collectif !”, avec cette affrication sur le -t qui donnait à ce mot une tonalité agressive et brûlante. j’avais développé à l’égard de cette exclamation, fréquente dans ta bouche, un sentiment de déplaisir instinctif. elle était comme ton slogan ton cri de ralliement. elle était utile à tout : à clore un conflit, à définir une ligne de conduite, à annoncer une victoire. je n’aimais pas cette exclamation parce que ce collectif dont tu parlais semblait te constituer en autel et l’amour qui était son ciment ne semblait pouvoir tenir qu’à la condition qu’il passe par toi. le collectif ne pouvait s’aimer que par toi comme les chrétiens ne s’aiment que par un Dieu qu’ils ont en partage. c’était une condition pour moi exhorbitante.

car j’étais méfiant de l’amour acosmique que tu érigeais en principe. “il faut s’aimer c’est un monde violent que celui de la recherche”. c’était ta première annonce ton premier avertissement. “est-elle mote ou vivante ?” j’étais méfiant de cet amour car je savais qu’il pouvait dégénérer en amour clanique, amour des siens et haine des autres. et je doute que l’amour fut vraiment ton principe car l’amour se cultive et qu’il exclue, dès lors qu’il devient une disposition, la colère et la jalousie dont tu étais remplie.

ton amour était trop versatile pour être un gouvernail. c’était une passion fugace qui te dominait. c’était une manière de faire tribu et de rendre tributaire. je sais qu’au revers de ton amour il y avait de la dette. il y a du clan. t’aimer c’était faire partie du cercle intime de tes haines et la haine est un sentiment que je déteste. au revers de ton amour il y avait de la haine. il excluait la tolérance, la bienveillance. il ne pouvait s’exprimer qu’absolument.

je me souviens de ta dernière étreinte c’était comme mettre ma main sur une plaque de cuisson, je t’enlaçais et tu rapprochais ton corps du mien, ton corps osseux maigre absent était pourtant très chaud et comment un corps malade put sans s’user exhaler tant de vie ? je le voyais comme rouge, ta prise c’était une prise d’animal qui enserre, une prise vénéneuse, un piège à souris. tu me disais “je te saluerai si je te vois au Campus Condorcet, enfin… peut-être” à ce moment il y avait de la lumière autour de toi, ce qui est une manière de dire qu’il y avait de la viede la satisfaction et sans rancune mais encore une fois c’était une vie inquiétante parce qu’excessive pour un corps si fatigué. je n’ai jamais été dupe de ta chaleur. car je sais que tu sais bien faire ça : te rendre mémorable d’un coup de griffe. et c’est pourquoi j’ai considéré avec méfiance l’amour que tu voulais donner, le moindre geste d’approche, le pas velouté de félin.

puis tu montais en caisse avec ton étudiant celui avec qui je jouais au ping-pong et tu passais un temps long à dresser de moi un portrait dépréciatif “il ne s’est pas intégré, il a voulu garder une posture de surplomb…”. tu te servais beaucoup des autres pour donner ta version des faits. tu voulais avoir raison et prenais le monde à partie.

je ne voulais rien de toi

je ne voulais rien de toi, ni de la moindre parole, ni du moindre regard. ton regard du deuxième jour était entré en moi glacial. comment l’oublier ? ce regard qui semblait vouloir dévider mon âme et je me souviens m’être demandé si c’était parce que tu étais avinée ou si vraiment, déjà, tu avais choisi de me haïr. “lit-elle dans mes pensées ?” c’est bien plus tard que je comprenais que tu me détestais parce que tu écoutais aux portes mes conversations téléphoniques, ce qui est sûrement une manière de lire dans les pensées.

je ne voulais rien de toi, ni du moindre de tes conseils, ni que tu saches de moi la moindre chose, car je savais que tu en ferais ton profit, comme font les sorciers avec les ongles de leur victime. tu ne te souvenais pas de mon prénom et je me demande si ça n’est pas parce que devant toi, je ne voulais pas le dire franchement par peur que tu le retiennes et le maudisses.

il y a des gens qui sont comme du lierre grimpant et qui savent s’immiscer.

tu me parlais d’affaire d’héritage de rendez-vous chez le notaire je ne comprenais pas comment cela pouvait tant de préoccuper puisque tu vivais un manoir et que bientôt tu allais mourir. je me demande s’il n’y avait pas là une affaire de principe, comme souvent avec toi. tu mourais mais tu avais encore la colère de réclamer un héritage autant que de dire ta haine de C.S. et toute la colère que t’inspirait la jeune génération. tu vivais de colère. je crois qu’il y a dans cette façon colérique et obstinée de demander ton dû un thème qui traverse toute ta vie et qui l’a empoisonnée. la place à prendre et le sentiment de n’être pas reconnue à sa juste valeur. . tu demandais cette thune non pour en jouir mais parce qu’il t’insupportait d’en être privée au bénéfice d’autrui.

ce thème d’une part que l’on te refusait me semblait traverser toute ta vie et raidissait ta nuque. ça aussi je l’ai vu au premier regard, cette nuque raide d’être têtue, de personne qui refuse de s’excuser de lâcher d’accepter, de se regarder en face, de voir qu’elle a un putain de cancer et qu’il faut le dire employer le mot ne pas se cacher derrière des périphrases. mais l’avouer ç’aurait été contraindre une remise en question, qui aurait été pour toi pire que la mort.