Aéroport d’Orly enregistrement 35 Transavia il est 15h
C’est pas pareil c’est
Pas pareil qu’ailleurs.
Ils le disent eux-mêmes “ici c’est
Pas pareil qu’ailleurs
Je sais pas pourquoi mais
Nous
Nous
Nous
On est pas pareil pas comme
Les anglais les américains les français les allemands on dit beaucoup les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands les allemands”
Au pied de la grande arche colorée du vert de la compagnie aérienne, derrière laquelle se trouvent, à quelques trois mètres, les guichets d’enregistrement vers lesquels on se dirige et le point le plus avancé de la longue file d’attente serpentine, il y a une hôtesse de l’air. Elle s’adresse aux passagers qui viennent d’arriver, elle leur transmet les consignes de manière distincte, les invite à préparer leurs documents de voyage. Il y a des murmures dans la file : “Oui, oui on sait…
– moi mon fils il est dans le privé madame.
– ça va, elle rappelle seulement des consignes…
– mais elle les dit comme si c’était… Comme si on était pas pareil
– peut-être qu’elle sait comment c’est, avec nous“.
Il y a dans la file d’attente des yeux maigres et des visages pliés dont la vieillesse relève de l’artisanat local, du savoir-faire autochtone, c’est la vieillesse comme on la fait chez nous. Les vieux montrent leur certificat en papier maigre tamponné d’un cachet bleu, ils le disent, “j’ai le côlon, j’ai le cœur, j’ai le pancréas”, ils agitent ces larmes sous les yeux secs de l’infirmière l’hôtesse, ce à quoi elle voudrait répondre, “tant mieux, c’est rassurant, heureusement que t’as le colon, ça peut te servir” mais bien sûr le côlon c’est la maladie du côlon. On dit “j’ai le colon”, parce que cet organe ne devient un mot – cesse d’être vécu à l’état pratique de sa fonction – que lorsqu’il est malade. Sauf à être médecin, à quoi bon connaître le nom de cet organe et pourquoi en parler ? Avoir le colon, c’est forcément l’avoir malade. L’ellipse à aussi cette fonction d’euphémisation par silence : “j’ai le côlon” Il manque un mot, tu as compris pourtant, tu as vu l’ombre du mot qu’il manque, le silence a exactement sa forme, c’est comme s’il restait à en mouler les lettres, presque comme si tu avais dessiné sur ta bouche ses syllabes, mais le silence dans lequel il est emmitoufflé comme dans une épaisse fourrure amorti pourtant sa violence, “j’ai le côlon malade” “j’ai le cancer du pancréas” moi je n’entends que ce qu’on me dit pas ce qu’on me laisse deviner (ou vraiment), “j’ai le côlon”, c’est moins dur à dire pour soi et moins dur à entendre pour la mère et pour la mère moins dur à répéter à ses amies “il a le cancer du pancréas”, “il a le cancer du pancréas”, “il a le cancer du pancréas” “il a le pancréas”, est-ce que ça veut dire qu’il est vraiment malade ? non il n’est pas malade il a seulement le pancréas
il a seulement le pancréas le pancréas c’est pas une maladie
non il n’est pas malade il a seulement le pancréas
tant mieux c’est rassurant heureusement qu’il a le pancréas
c’est une hôtesse à l’aéroport qui…
“Nous on est pas pareil”, il y a cette femme qui dit ça en lançant à l’hôtesse un regard d’intelligence, un regard d’intelligence dont la récirpocité est certainement fantasmée[1]Il m’arrive dans certaines files d’attente que des vieilles dames accaparent mon regard face à une scène que tout créance raisonnable jugerait inadmissible, pensant constituer par cet … Continue reading, une femme abondamment maquillée, qui parle fort avec de la distinction pense-t-elle parce qu’elle fait les liaisons parce que ses enfants se taisent, “nous on est pas pareil” et il semble qu’elle souhaite s’exclure du “nous” ou s’excuser d’y appartenir bien malgré elle. “Nous, on est pas pareil [mais moi je suis un peu comme vous je touche pas les allocs j’ai bien éduqué mes enfants ils sont dans le privé leurs amis ils s’appellent François Nicolas Cédric moi je fais des efforts moi je suis pas pareil je suis différente de ceux qui ne sont pas pareils],
Notes et précisions
↑1 | Il m’arrive dans certaines files d’attente que des vieilles dames accaparent mon regard face à une scène que tout créance raisonnable jugerait inadmissible, pensant constituer par cet échange une sorte de réseau passif, comme si on s’entre-reconnaissait entre gens biens, entre gens qui, eux, ne feraient jamais ça. Elles attendent alors que j’offre une expression de réciprocité, un haussement de sourcil, un hochement de tête, un mot. Les gens habiles et désireux de préserver la face de cette inopportune (car c’est elle en vérité l’importune) se contentent d’un sourire de compassion, mais je me contente de détourner le regard et de revenir à ma pensée |
---|