il avait parcouru un certain nombre de villes avec un certain nombre de moyens de locomotion était arrivé par avion par train par bus, rencontré beaucoup de monde sans jamais véritablement ressentir de fatigue, ni trouver nécessaire de se reposer un peu. Il avait fait ça pendant 30 ans, environ, un peu plus.
il n’aimait pas se reposer
il avait eu plusieurs maisons, de toile fine ou de brique dure, dormi sous la pluie, sur l’herbe humide amoureusement comme elle avait de belles joues, sur la terre et les cailloux, sur la moquette, mais jamais en prison (et sa mère pouvait s’en féliciter), mais dans des chambres d’hôpital (et sa mère en était un peu triste) .
il ne s’en rendait pas compte, parce que ç’avait été sa vie, mais en l’écrivant, cela lui apparaissait soudain comme pour la première fois et il se disait
quelle vie
pourquoi s’agitait-il autant, et comme ça, partout, cela il l’ignorait, peut-être était-ce parce qu’il avait découvert la liberté tardivement et que pour celui qui la goûte pour la première fois n’y a pas été accoutumé dès l’enfance elle peut être aisément confondue avec l’immortalité ;
peut-être est-ce pour cela que les aristocrates font déguster à la petite cuillère des grands crus à leurs nouveaux-nés, pour qu’ils sachent tôt distinguer la liberté de l’éternité . pour qu’ils s’habituent graduellement à la saveur aigre-douce de la liberté . pour qu’ils soient économes de leur énergie et sachent en répartir la dépense tout au long de la vie . pour qu’ils vivent longtemps et qu’à cinquante ans ils aient encore l’air jeunes . à trente ans et un peu plus, il n’avait pas l’air jeune .
enfant, il n’aimait pas l’amour la tendresse les étreintes ni ceux de sa mère ni ceux de ses tantes . très tôt il se méfiait de l’amour .
il savait tôt voir que cette tendresse était pour l’asservir qu’on lui dirait un jour s’il te plaît mais je t’aime tant
cela ne manqua pas et lorsqu’on l’aima et que par politesse il aima en retour on lui dit rapidement s’il te plaît mais je t’aime tant . comme si l’amour ouvrait des droits sur les vents .
il voulait passer sur le monde comme un courant d’air quoi de plus libre
q u ‘ u n c o u r a n t d ‘ a i r
on étreint pas u n c o u r a n t d ‘ a i r
jamais deux fois il ne souffle pareil
quelle vie
et vraiment il s’était bien amusé durant tout ce temps à passer sur le monde comme un courant d’air . souvent les gens lui disaient qu’il avait l’air fatigué mais ils ignoraient que c’était autre chose ça n’était pas de la fatigue car un courant d’air ça ne fatigue pas .
on lui disait aussi qu’il était insaissisble que son regard fuyait .
c’est seulement qu’il était pensif .
parce qu’il avait pris l’habitude de collines amples de lignes de fuite au loin . et qu’il fallait des yeux bien profonds pour qu’il y trouve le même vertige .
il fallait des yeux amoureux .
c’était un courant d’air mais pourtant il aimait sentir son corps comme pour s’en assurer .
il aimait cette bonne fatigue de l’effort ses cuisses et ses hanches glissant accompagnant celle de corps qu’il aimait .
le mouvement rotatif des pédales sur le vélo l’air l’agréable relâchement formidable de son corps
comme
jeté
d
a
n
s
l
e
v
i
d
e
mais
sa dernière maison avait été un étrange appartement humide et dépourvu de meuble un immense appartement bien trop vaste sans eau chaude sans rien un immeuble si mal-habité qu’il lui semblait l’habiter sans en avoir le droit
alors que vraiment il s’était toujours senti en droit d’habiter partout
partout comme un courant d’air
(ce qui a certainement à voir avec le fait que sa mère a eu une grossesse heureuse . qu’il s’est senti à l’aise dès son premier logis)
un immeuble avec vue sur une colline où il y avait d’autres immeubles, et où le matin c’était le bruit des marteaux-piqueurs construisant de futurs immeubles qui le réveillaient .
il avait oublié la sensation du silence et même avait développé une sorte d’inquiétude quand il y avait trop de silence le pressentiment que quelqu’un délibérément avait fait taire le monde pour parler à sa place
vraiment pour lui ces bruits des grues et de marteaux-piqueurs c’était devenu le raclement de gorge du monde celui que fait le vieil homme qui se réveille qui baille et s’étire .
pour lui c’était le bruit naturel du monde
et le monde avait vieilli .
après ça oui, il était fatigué .
quand il arrivait à Tunis, pour la première fois de sa vie il sentit quelque chose comme une fatigue une drôle de sensation . l’envie de se reposer .
et il comprit bientôt en regardant ses tempes que le monde n’avait pas vieilli
et qu’il fallait dormir