je voulais écrire un poème mais les mots ne vinrent pas 

une première fois .

une deuxième fois . 

une troisième .

et une quatrième fois.
j’imputais cette déroute temporaire à la fatigue. les accidents, cela arrive. le langage est un muscle. comme tous les muscles du corps humain, il possède ses filières énergétiques lactique aérobique
doit récupérer 
se rétablir
se rengorger de sang
pour soutenir l’effort

j’attendais donc… le temps suffisant pour que le muscle reprenne ses forces.
un deux trois quatre cinq jours. je reprenais place
confiant sur ma table de travail bien certain que les mots cette fois
viendraient naturellement comme ils l’avaient toujours
fait

cinquième fois. cinquième fois le jour des créatures  

.    .    .     .    .    .

je voulais écrire un poème et cette fois bien certain que les mots reviendraient je m’installais 
face au clavier
hardiment jetais une ligne 
hasardeuse        comme un joueur de craps lance des dés
ligne inaugurale celle par laquelle vient l’appétit
“je voulais écrire un poème mais les mots ne vinrent pas”

la suite je ne m’en souviens pas en effet    je calais
l’enchaînent était pénible et douloureux 
                                       quelque     chose
quoi ? n’était plus là

inquiété par ce silence je me résolvais 
à chercher les mots   en  moi
faire pour une fois le chemin inverse
aller vers les mots plutôt qu’attendre qu’ils viennent à moi
je prenais la route          celle de l’introspection          m’asseyais sur le divan

et c’est ainsi qu’après
une longue randonnée
je trouvais un lexique en moi regroupé
dans une petite pièce fermée à double-tour  
recroquevillé        surpris par ma venue
les mots
croisaient mon regard 
et nous nous regardions pendant quelques secondes qui devinrent des minutes des heures des jours une durée difficile à mesurer 
un face-à-face tendu chacun attendant que l’autre parle en premier 
les mots me regardaient et je les regardais et ils me regardaient et je les regardais et ils me regardais et je les regardaient cela durant longtemps la gêne était palpable

le silence d’abord
harassés, interdits, nonchalants, blasés

on sentait qu’ils étaient las

la porte était fermée et d’une voix faible s’adressèrent en chœur à moi 
d’abord je n’y comprenais rien car les mots parlaient tous en même temps leur phrase n’avait pas de sens ; puis l’un fit taire les autres ssssshhht ! et prit seul la parole 

il dit

“nous ne voulons plus être employés à cette tâche poétique
               cela suffit
nous avons
assez
donné“.

assez donné… assez donné… assez donné… assez donné ? donné ! je les avais pourtant tous cueillis de mes mains, patiemment récoltés, prospectant à force de lecture et forgeant mon propre lexique 

étais-je donc finalement redevable de la générosité du langage qu’il pouvait suspendre à l’envie ?  

et pourquoi ce soudain revirement ?

devais-je relire le dictionnaire ? attribuer à chaque mot sa signification exacte et l’utiliser selon le mode d’emploi ? cesser ces dépareillements  et mésus insupportables .

puis il continuait

“nous refusons que vous employiez de nouveaux mots [oui, il me vouvoyait, et cela m’intimidait]. nous exigeons la revalorisation des mots en place, il n’y a pas de place pour en accueillir d’autres ! que les mots présents sur le territoire soient revalorisés, et utilisés selon leur définition officielle !” enchaînaient-il alors “et qu’ils soient insérés dans des phrases grammaticalement correctes, respectant les règles définies par l’Académie française”

l’Académie français ? 


mon langage était devenu

réactionnaire 

peut-être avais-je en effet traité les mots avec indélicatesse…  brusquerie et sans considération de ce que les mots  avaient à me dire.  mais de là à… !

avais-je été un plumitif ingrat ?
trop frivole ou joueur ? 

ce qu’ils avaient donné devait être rendu . ils ne m’appartenaient pas . le langage avait un volonté propre . il demandait à être respecté .

[progressivement, je tendrais à accéder aux revendications de mots en écrivant d’un langage plus châtié, qui tendrait vers une plume 18e. Mais les mots s’ennuieront. Et la fin se terminera en vers libre. il y aura un passage avec un psychanalyste lacanien]

j’apprenais donc que les mots demandaient à être choyés 
et me rappelait ces professeurs qui m’enseignaient le respect des belles lettres 

à force d’être appelés belles lettres ils s’étaient fait d’eux-mêmes une trop haute opinion 

hé, quoi ! je ne suis pas lexicographe ou grammairien. la poésie est un art de bâtisseur, d’artisan, un art manuel et le poète ressemble plus à l’ouvrier du BTP qu’au vitralliste. hirsute, sale, les mains calleuses et cornées, les ongles sales, le vêtement déchiré couvert d’éclats. un atelier ça pue comme la morgue le sol est juché de morceaux de syntaxe j’en ai sous la semelle. essais, ratures, brouillon, tentatives. le dictionnaire… quel étrange manuel. a-t-on besoin vraiment d’un mode d’emploi 
le poète travaille dans le bruit avec un masque FFP3 sur le visage. tactactactactactactactactac. c’est bruyant, on y voit rien, respiration difficile, hum, touss, touss, touss. hirsute, sale, les mains calleuses et cornées. quand j’écris je suis ferronnier, je bats le fer sous tous les angles. la poésie ça n’est pas l’étincelle c’est le béton couvert. 

il y avait malentendu sur certains termes du contrat. les mots consacrés par des mains d’académiciens ne furent pas avisés de ce qu’ils avaient une fonction, un usage . or, l’usage salit.  fétichisés, ils prirent de leur valeur une trop grande certitude. 

“on nous a dit poésie on pensait que c’était une bonne carrière, ça en jette sur le papier, mais on pensait pas arriver là… avec ce type-là ! il utilise des mots savants avec un ton d’homme de la rue. qui a mis ce vocabulaire dans sa bouche ? enfin, ça n’est pas de son rang, il faut lui apprendre, il fait n’importe quoi, on ne sert pas de grand-cru au bistro du coin…quand on aurait pu être universitaire, employé au raisonnement, intégré dans des argumentations raisonnées et rigoureuses, franchement, la poésie… quel sous-métier”

l’investigation

je décidais d’investiguer. cela pour déloger le caillot interposé entre le langage et moi-même. oui, tout ça fonctionne de façon réticulaire. c’est un grand réseau immense de courants divers formant une vaste toile innervant le corps poète

il fallait procéder avec méthode. cartographier. identifier le commencement du symptôme afin de remonter à la cause .

était-ce une maladie physique ? 

difficile d’obtenir à ce propos des données objectives. intuitivement, je dirais que le temps consacré à mes occupations académiques consomme mes facultés poétiques. la poésie a été trompée avec l’ethnologie trop souvent. la science commence avec l’imagination mais elle ne finit pas avec elle. pour la science, l’imagination est le lieu de l’intuition scientifique, ensuite vérifiée ; c’est la faculté permettant de concevoir des dispositifs expériementaux ; mais l’imagination demeure une faculté subordonnée à l’enquête. à l’inverse dans l’art poétique, l’imagination est le principe et la fin . elle n’ignore pas le réel mais le fait passer par une vaste usine à gaz enfumée . 

facultés

s’il existe des facultés poétiques, cela voudrait-il dire qu’existe aussi, comme pour le reste des facultés, des façons de les entretenir ? 

  • pourrait-on envisager un dépistage des maladies poétiques ? il faudrait cartographier l’inspiration poétique. et prévenir les organisateurs du prochain salon de la revue pour qu’ils installent à l’entrée de la Halle des blancs manteaux de petites cabines de dépistage où l’on placerait une fine tige dans le nez pour récolter du mucus et le passer au microscope. il faudrait comme l’on dépiste les maladies du corps, dépister de celles de l’âme. je ne parle pas de confession des péchés (au contraire je pense qu’eux participent à la bonne santé des facultés littéraires) mais plutôt d’examens réguliers pour vérifier la santé du style
  • “voilà essayez-vous ici, écrivez en écriture automatique oui c’est pas mal je détecte des signes de démence précoce excellent les facultés poétiques se dégradent à un rythme normal vous devriez bientôt vous affranchir du sens entamer votre moment lettriste”
  • il faudrait enfin imaginer des traitements, mais ça les poètes n’ont pas attendu pour les envisager (opium, cocaïne, j’allais dire exctasy mais cette drogue a perdu tout crédit poétique depuis que Beigbeder s’en est servi pour écrire. il suffit de le lire pour voir qu’elle n’est d’aucun secours. quoique l’usager était peut-être un cas desespéré.). 
  • et des manières de travailler son muscle ? 
  • “un deux trois quatre allez aérobie en avant le langage aujourd’hui on apprend une page de dictionnaire trois quatre cinq six c’est bien je veux pas de feignasse
    – mais je suis un poète minimaliste monsieur, j’ai pas besoin d’apprendre de mots
    – et moi je fais des haïkus
  • je suis en train d’imaginer un camp de redressement poétique où l’on enverrait le nouvelle génération de poètes de salon . wow, quel fantasme . 

ne pas vieillir (brouillon de digression)

j’ai trouvé pour cela un stratagème habile. je remarquais une chose : les êtres vieillissent à mesure que passent les jours. ce sont donc les jours qui, passant sur les êtres, les affectent. pour ne pas vieillir, il suffirait donc d’éviter les socs tranchants du jour. mais comment éviter le passage des jours et leur concaténation ? c’était tout le défi que je tentais de relever. 

ma première stratégie consistait à bloquer l’heure de tous mes appareils électroniques,  elle fut ensuite de retirer les piles de mes horloges mécaniques . ainsi, je m’asseyais toute la journée devant les bras statiques de l’appareil, contemplant ma victoire. petite aiguille sur le 10, grande aiguille sur le 2, formant ensemble les deux segments du V de la victoire

mais bientôt, je m’apercevais que les jours continuaient de défiler. c’était bien simple : la teinte du ciel évoluait du bleu pâle au blanc s’assombrissait avant de devenir orange pour enfin retrouver son visage d’innocence . eh . mon plan contenait une faille. mais laquelle ?

. cela, d’après de savants esprits, résultait de la rotation du globe terrestre sur lui-même, bref, d’un mouvement. c’était donc le mouvement qu’il fallait interrompre.

paraphasie

peut-être que l’inquiétude était le moteur de mon langage et que l’ayant perdu, trop serein désormais face au monde, je ne pouvais plus écrire . 

cela commence par la paraphasie. on est paraphase lorsque l’on fait un usage  l’on inverse les syllabes. au début, cela est innocent et même amusant. on dit par exemple “voler” au lieu de “vélo” (entre la paraphasie et le lapsus la frontière peut être fine), ou plus ordinairement, “inponclet” au lieu d'”incomplet”. il y a là de beaux accidents qui feraient le régal des amateurs d’esthétique aléatoire. mais le genre est démodé depuis que les poètes ont perdu le sens de l’humour et qu’à nouveau ils se prennent au sérieux.

les paraphases ont plusieurs destinées ; s’ils parviennent à garder une maîtrise suffisante du langage et que le trouble ne demeure qu’occasionnel, il est est l’expression d’un esprit innovant et révolutionnaire.

ce texte de Mallarmé est très paraphasique 

autrement, ils finissent en hôpital psychiatrique. c’est une question d’époquee.